Les défis en matière de RSE se font toujours plus aigus. Face notamment à la pression réglementaire croissante, les entreprises recrutent toujours plus. Mais souffrant d’un déficit de compétences, leurs dirigeants ont encore du mal à appréhender ces enjeux dans leur globalité, et les besoins de formation qu’ils impliquent. Arnaud Herrmann, co-fondateur et PDG d’EcoLearn, Patrick d’Humières, co-fondateur d’EcoLearn et auteur du premier référentiel des compétences durables, Franck Goupille, directeur RH, CSR & Transformation et Geneviève Ferrone-Creuzet, cofondatrice et associée chez Prophil, en ont débattu lors d’une table-ronde introductive de la journée porte ouvertes d’EcoLearn.
Un marché du recrutement RSE en pleine expansion
Le marché du recrutement en RSE a explosé depuis la crise du COVID. Comme le souligne Arnaud Herrmann, il concerne désormais aussi la frange intermédiaire des entreprises. Les profils les plus recherchés sont les chargés de mission ou directeurs RSE, dont le rôle est de mettre en œuvre la stratégie RSE dans l’entreprise ; et les consultants en développement durable, qui constituent le segment le plus dynamique, dominé par les cabinets généralistes mais où apparaissent aussi de jeunes structures, voire des free-lance.
« Enfin nous y sommes, se réjouit Geneviève Ferrone-Creuzet, même si nous allons atteindre une asymptote ». La fondatrice (en 1997) de la toute première agence européenne de notation extra-financière constate que « les choses vont très vite à l’aune de la notation financière, qui a 120 ans : on comprend désormais combien les données extra-financières sont économiques et constituent des sous-jacents de création ou de destruction de valeur, indispensables pour prendre des décisions d’investissement ». Consciente que d’autres forces du marché sont à l’œuvre, elle se montre néanmoins confiante. « Le sens de l’histoire est inéluctable et nous avons absolument besoin de données environnementales et climatiques auditées (donc de meilleure qualité et comparables) pour assoir un nouveau récit de la valeur ».
Des entreprises encore peu conscientes des enjeux développement durable
Des lacunes dans les compétences RSE
Comme le rappelle Patrick d’Humières, « L’enjeu de compétences est clé dans la transformation des entreprises ». Mais, en dépit d’un réveil récent suite au rapport Jouzel rédigé à la demande du ministère de l’enseignement supérieur, « les écoles de management n’ont pas joué le jeu, la production académique sur ces sujets reste médiocre et les entreprises sont suiveuses ».
« Il y a un plafond de verre en matière de formation et compétence au niveau des dirigeants », constatent de façon unanime les intervenants. « Le conseil d’administration des ETI, encore dans la doxa libérale qui consiste à servir l’actionnariat, n’a pas atteint un niveau satisfaisant d’engagement et d’appropriation du sujet », regrette Patrick d’Humières. Il l’affirme, « Même s’ils sont contraints et forcés d’appliquer les normes RSE et s’ils s’intéressent à la décarbonation, devenue rentable, en dehors des entreprises à mission, le changement de modèle n’est pas le problème des dirigeants ».
Une résistance au changement et des paradoxes à la gouvernance
Geneviève Ferrone n’est pas moins sévère. « Non seulement on se heurte à un plafond de verre au niveau de la direction générale, soumise à des injonctions paradoxales, fonctionnant encore selon d’anciens indicateurs de croissance et incapable d’engager un dialogue avec les instances de gouvernance. Mais on assiste même à un retour en arrière, avec des promoteurs de la finance durable traduits en justice par des émetteurs bruns qui ont compris qu’elle allait devenir dominante mais qui ont envie de faire durer la rente ».
Pour Franck Goupille, « La sensibilité des entreprises à ces sujets est liée au niveau d’exposition de leur activité, à leur taille, à la professionnalisation de la fonction RH… ». Elle a beau jouer un rôle déterminant dans l’attractivité de l’entreprise et l’engagement des collaborateurs, « On est encore très loin de la GEPC – gestion prévisionnelle de l’emploi -climatique », reconnaît-il. L’entreprise reste dans une dimension plus défensive qu’elle ne se soucie de l’employabilité durable de ses salariés.
Malgré la pression croissante exercée par leurs clients, leurs collaborateurs ou les marchés financiers, un baromètre Eurogroup mené en début d’année auprès de patrons de petites et grandes entreprises a révélé que la transition écologique n’est un enjeu prioritaire que pour 14 % d’entre eux, contre 25 % pour les RH et 45 % pour la rentabilité.

Des besoins de formation RSE difficiles à cerner
Cette appréhension encore floue des enjeux explique une demande de formation qui reste à affiner. Peu soutenus par les administrateurs, les professionnels de la RSE aujourd’hui en fonction ont appris sur le tas, au combat, de façon empirique, en fonction des évolutions réglementaires et sociétales.
Les profils en milieu de carrière, qui ont déjà acquis une expérience professionnelle significative et souhaitent se positionner sur des postes à l’intérieur ou à l’extérieur de leur entreprise, constituent l’essentiel des clients des formations EcoLearn. Ils forment ce qu’on appelle le marché « inter-entreprise ». « Le marché intra-entreprise commence lui aussi à émettre des signaux faibles », reconnaît Arnaud Herrmann. « Mais il émane essentiellement d’entreprises du CAC 40 à la recherche de modules de sensibilisation courts, plutôt que des formations certifiantes avec validation d’acquisition de compétences, comme en propose EcoLearn ». Même si « Certaines entreprises organisent leur programme de formation en cercles concentriques allant de stratégies de simple sensibilisation vers des expertises métiers plus pointues », témoigne-t-il.
« Certaines entreprises ont inventé leur propre méthode, mais cela ne répond pas à la question de ce qu’il faut savoir pour contribuer à la transformation durable », observe Patrick d’Humières.
Un premier référentiel des savoirs, savoir-être et savoir-faire durables
C’est précisément l’objectif du référentiel de compétences durables élaboré par EcoLearn, qui répond à la question des savoirs. « Non seulement la maîtrise des bases scientifiques, des enjeux sociétaux, des modes opératoires et des outils de transformation, mais aussi le savoir-être et le savoir-faire », précise Patrick d’Humières. Les fondamentaux y sont décomposés en dix parties, puis déclinés en fonction des besoins de chaque profil de métier. « La compétence durable est un savoir holistique qui va des sciences dures aux sciences molles, et comporte une part indispensable d’appréciation critique, nécessaire pour appréhender les nombreux points en débat et hiérarchiser ».
Se former pour faire bon usage de la réglementation : exemple de la CSRD
L’exemple de la CSRD, sur toutes les lèvres en ce début 2024, illustre comment un déficit de formation peut conduire à passer à côté du vrai sujet. « C’est un texte important, qui inscrit la question de la durabilité très haut à l’agenda des dirigeants », reconnaît Arnaud Herrmann. « Mais il reste un texte qui ne demande qu’à rapporter les actions menées, et qui de ce fait risque de se limiter à un exercice de compliance sans réelle réflexion stratégique », reconnaît-il.
Franck Goupille se montre pourtant confiant dans son pouvoir transformateur, en termes de prise de conscience mais aussi de performance. « Même pour les entreprises qui se contenteront de cocher les cases, au bout d’un certain temps la CSRD aura un impact, veut-il croire. Notamment pour les entreprises cotées, parce que la finance en tiendra compte ». En outre, « cela ne peut pas rester une compétence de la seule direction financière. C’est toute l’entreprise qui va devoir monter en compétences durables afin de fournir au directeur financier les données demandées dont il ne dispose pas ». Le directeur du développement durable, qui reste encore parfois un peu à part, va devoir s’incorporer aux autres fonctions de l’entreprise.
En un mot, la CRSD sera ce que les entreprises en feront. Ce qui ramène au sujet de la compétence des dirigeants. Mais aussi, au rôle des organismes de conseil et d’accompagnement qui, leur rappelle Arnaud Herrmann, « ont une responsabilité essentielle de mise en œuvre de la CSRD pour en faire un exercice de stratégie, à contre-sens des premières tendances et de la compréhension des dirigeants ».
Une renaissance vers l’entreprise durable
« Globalement, nous traversons une époque fascinante, une sorte de Renaissance » s’enthousiasme Geneviève Ferrone. Une nouvelle ère dans laquelle « les professions du chiffre sont appelées à devenir les nouveaux encyclopédistes, dotés de la capacité de bâtir une nouvelle architecture et de comprendre de nouveaux indicateurs en matière de carbone, de biodiversité, de capital humain ».
Dans ce contexte, « La formation a un rôle majeur à jouer mais elle reste à bâtir, avec un temps de latence long » observe-t-elle. « La formation académique est en retard et la question de la légitimité des formateurs, eux-mêmes formés selon des fondamentaux à revoir, se pose aussi », ajoute-t-elle.