Vers une nouvelle définition du rôle de l’entreprise et de ses performances
Difficile, pour des chefs d’entreprises ou leurs équipes de direction, de renoncer à des performances financières à court terme pour une transformation durable plus longue à mettre en œuvre et à démontrer, et plus encore à monétiser… Ce sujet a fait l’objet d’un débat passionnant lors des Journées Portes Ouvertes EcoLearn, entre Corinne Mrejen, présidente de la régie publicitaire Teamedia et directrice déléguée en charge de la stratégie marketing de développement du Groupe Les Echos, Caroline Schildt, directrice de la transition et du développement durable de l’entreprise Picoty et Jean-François Vié, coach et co-dirigeant de Trajectives.
Comme l’a souligné Arnaud Herrmann, co-fondateur d’EcoLearn, en introduction de cette table-ronde, les entreprises se sont transformées de tout temps, avec plus ou moins de succès comme l’illustre l’exemple bien connu de Kodak, disparu pour n’avoir pas su prendre à temps le virage du numérique. Mais la transformation durable à laquelle elles doivent aujourd’hui s’atteler est particulière à plus d’un titre.
Face aux crises sanitaire, climatique, de la biodiversité, aux conflits géopolitiques et sociaux, les entreprises doivent répondre à de multiples attentes de la part de leurs parties prenantes, toutes imbriquées de façon systémique. Et il leur est d’autant plus difficile de le faire que le nouveau logiciel est encore en cours d’élaboration. Finalité et rôle politique de l’entreprise, gouvernance, temporalité, référentiel, posture du dirigeant… toutes ces cartes sont rebattues à grande vitesse.
Les dilemmes et défis de la transformation durable
Choisir entre des propositions insatisfaisantes
Plus qu’aucun autre, le sujet de la transformation durable oppose les visions de court et de long terme, « de fin du monde et de fin du mois », rappelle Caroline Schildt. L’aînée de la quatrième génération de dirigeants de Picoty, entreprise familiale de 1300 salariés qui gère notamment les stations-service autoroutières Avia en France, occupe le poste de directrice de la transition et du développement durable, créé il y a seulement deux ans.
« Nous sommes pris dans un dilemme entre deux propositions contradictoires, et toutes deux insatisfaisantes, entre lesquelles nous sommes sommés de trancher », résume Jean-Françis Vié. Plutôt que de choisir entre l’ancien modèle lucratif, qui a permis à de nombreuses communautés de se développer, et un modèle qu’on ne connaît pas encore, pourquoi ne pas porter ces deux polarités et concilier le court et le long terme, suggère-t-il ?
Rédéfinir la finalité de l’entreprise et sa gouvernance
Difficile à mener et susceptible de susciter bien des réticences, la transformation durable ne peut être menée qu’avec, en ligne de mire, une nouvelle finalité attribuée à l’entreprise.
Pour le groupe Les Echos, il s’agit de faire émerger une société plus responsable, notamment grâce aux événements organisés. Pour Picoty, outre la transmission de « belles valeurs » dans le cadre d’une entreprise familiale, Caroline Schildt estime qu’il est autant, sinon plus, de son devoir d’accompagner ses clients dans l’évolution et le verdissement de leur consommation d’énergie, que d’opérer sa propre transformation.
« Si l’on parle d’utilité, de quoi parle-t-on ? du service rendu au client en lui vendant du carburant, premier responsable du changement climatique, ou de notre contribution à l’intérêt général ? » s’interroge celle qui a participé à la Convention des entreprises pour le climat (CEC) aux côtés de son frère, futur directeur général de Picoty.
Ces nouvelles raisons d’être nécessitent des aménagements en termes de gouvernance. Corinne Mrejen estime qu’attribuer à la personne en charge du business (elle-même, en l’occurrence) la question de l’impact est de nature à jouer un rôle de stimulus et d’accélérateur de la transformation. Pour ce media « libéral, européen et pragmatique en matière économique », c’est à ses yeux « une manière de réconcilier croissance et durabilité ».
Jean-François Vié insiste sur la transversalité, nécessaire pour appréhender la transformation de l’entreprise dans sa globalité. C’est d’ailleurs sur cette transversalité que repose la nouvelle gouvernance adoptée par le groupe Les Echos.
Passer de la compétition à la coopération
Ces nouveaux modes de fonctionnement dépassent le cadre de l’entreprise. C’est avec l’ensemble de son environnement qu’elle doit modifier ses façons de faire. Pas seulement avec ses clients, mais aussi avec ses concurrents, qu’il lui faut (ré)apprendre à considérer d’abord comme des partenaires, au-delà de la seule conquête de parts de marché.

Bâtir une gouvernance et des référentiels pour l’avenir
Trouver le bon rythme pour enclencher la transformation
Si elle s’inscrit bien évidemment dans la durée, la transformation durable impose d’infléchir dès que possible la trajectoire pour enclencher la transformation du modèle d’affaires, y compris au prix de décisions difficiles. Pour autant, il importe de veiller à trouver le rythme de transformation approprié et se garder de tout virage à 180° qui, selon Jean-François Vié, serait suicidaire. « Comment créer de la valeur sachant qu’il n’existe pas aujourd’hui d’alternative bas-carbone aussi rémunératrice que la vente de carburant ? » s’interroge Caroline Schildt.
Inventer de nouveaux référentiels
Pour Picoty, la transition consiste en effet à changer un modèle qui a parfaitement fonctionné pendant un siècle… D’où la nécessité, affirme Caroline Schildt, d’inventer une nouvelle boussole, un nouveau référentiel qui réponde à la question « Que veut-on faire produire à l’entreprise ? », entre les deux pôles a priori contraires que sont la performance financière à court terme et la robustesse dans la durée.
Ces nouveaux référentiels ne sont pas seulement nécessaires au pilotage de l’entreprise. Ainsi Corinne Mrejen souligne le rôle essentiel des imaginaires et des narratifs, indispensables pour « valoriser une sobriété épanouie » et « rendre désirable un monde bas-carbone ». Un rôle où la publicité pourrait servir de levier, alors qu’elle est à la fois « l’une des industries les plus chahutées » pour promouvoir depuis des décennies une société de (sur)consommation à l’opposé de modes de vie responsables, mais aussi l’une des principales sources de revenus de la presse…
Réconcilier la tête et le cœur
Jean-François Vié : pour être capable de mener courageusement une confrontation au sens étymologique, donc « front contre front », le dirigeant qui souhaite embarquer son entreprise dans une transformation durable doit d’abord opérer une conversion émotionnelle, qui doit ensuite devenir collective afin que toute l’entreprise se mette en mouvement, puisque, comme il le rappelle, c’est le sens d’e-movere.
Au-delà de la capacité d’influence et de l’exemplarité, « Plus l’envie de changer est forte, mieux on résiste, plus on est capable de « se prendre des portes » » (ne serait-ce, dans son cas, qu’en proposant de décarboner la propre flotte de véhicules de fonction des cadres…), témoigne Caroline Schildt. Or cette envie dépend de la profondeur de la transition intérieure du dirigeant. « Comment réconcilier la tête et le cœur en entreprise, le vrai dilemme est là », conclut-elle.
Prendre du temps, s’autoriser à sortir du cadre
L’enjeu de la temporalité ne s’applique pas seulement à concilier court et long terme. Pour Caroline Schildt, il s’agit aussi pour le dirigeant de « dédier du temps et des équipes aux enjeux de temps long ». Et, poursuit Arnaud Herrmann, de se laisser du temps à lui-même pour s’immerger dans ces sujets complexes, traverser une phase de (ré)apprentissage et s’autoriser à sortir du cadre. Par exemple, comme certains commencent à le faire, en se détachant du joug conceptuel étouffant de la croissance des volumes et des profits…
Une transformation exigeante
La transformation qui s’impose aujourd’hui aux entreprises est nettement plus exigeante que celles auxquelles elles ont été confrontées par le passé. Pour s’y atteler, leurs dirigeants doivent leur assigner de nouvelles finalités, plus contributrices à l’intérêt général que la seule croissance des volumes et des profits.
Ces nouvelles raisons d’être impliquent une nouvelle gouvernance et, plus largement, de nouvelles relations avec leur environnement, y compris avec leurs concurrents. Trouver le bon rythme, inventer de nouveaux référentiels… Nécessaires pour entamer la transformation durable de l’entreprise, ces conditions ne sont cependant pas suffisantes.
Tout aussi essentiel, le dirigeant doit chercher à réconcilier sa tête et son cœur pour trouver la force de se confronter aux multiples réticences qu’il est assuré de rencontrer, ainsi que l’enthousiasme et l’énergie d’embarquer toute l’entreprise avec lui. Dans ce contexte de pression phénoménale, le rôle du dirigeant est aussi complexe qu’enthousiasmant.